Le colloque organisé par la section académique du SNALC sur la liberté d’expression dans l’Éducation nationale s’est tenu à Strasbourg le 16 novembre 2018 au lycée Couffignal. Présidé par Jean-Pierre Gavrilovic, il a réuni des personnalités d’horizons variés qui ont apporté leur éclairage sur la question : Jean-Paul Brighelli, professeur agrégé de lettres et essayiste ; Jean-Michel Marchand, ancien juge du Tribunal administratif de Strasbourg ; Me Stéphane Colmant, avocat au Barreau de Paris qui défend les intérêts du SNALC auprès des tribunaux ; et Marie-Hélène Piquemal, Vice-présidente du SNALC.
Les frontières du politiquement correct
Jean-Pierre Gavrilovic introduit le colloque en pointant cette tendance, dans les discours qu’il entend régulièrement à travers ses fonctions de Président académique du SNALC, à retenir, moduler, atténuer, censurer ce que l’on pourrait dire autrement, de manière plus directe. Combien de fois entendons-nous que : « ça ne se dit pas », « on ne peut pas dire cela », « c’est plus compliqué que cela » ? – comme s’il fallait toujours faire mine de ne pas savoir circonscrire le réel dans l’ordre du langage. L’atténuation verbale, la distorsion, l’euphémisation seraient des politesses que l’art de la conversation imposerait à tous pour ne pas heurter la prétendue susceptibilité de l’interlocuteur, à qui l’on prête une sensibilité sans doute très exagérée. Cette forme d’autocensure est ce que l’on appelle le « politiquement correct ».
Une telle posture, faite de silences et de déguisements, fonctionne aussi longtemps que le collectif trouve, au travers de tous ces petits arrangements avec le réel, un modus vivendi qui lui permette de vaquer tranquillement à ses occupations. Toutefois – comme l’actualité récente le prouve – lorsque la violence surgit et qu’elle impose sa réalité menaçante, le politiquement correct n’est plus tenable. Jean-Paul Brighelli a justement rappelé que le hashtag #Pasdevague né de l’affaire du braquage filmé du professeur, au mois d’octobre, est adossé à un cri de revendication : « Libérons la parole ! ». Notre intervenant s’en est étonné : la parole serait donc bloquée ? Mais où ? Et par qui ?
La classe : un cadre où tout ne se dit pas
Tout fonctionnaire est tenu à un devoir de réserve qui peut être plus ou moins contraignant selon les fonctions qu’il occupe. La loi n°83-634 du 13 juillet 1983 mentionne, en son article 26, l’obligation de « discrétion professionnelle ». Jean-Michel Marchand explique que le devoir de réserve qui découle de cette loi s’est construit à partir de la jurisprudence car « le dialogue des juges façonne les comportements en matière de liberté d’expression dans l’Éducation nationale ». En effet les situations ayant pu nécessiter l’avis du juge ont été évaluées au cas par cas et les conclusions s’ajoutent les unes aux autres, d’où la complexité de la notion.
Aux professeurs, Me Stéphane Colmant a rappelé que le devoir de réserve consiste pour l’essentiel à « ne pas dire, ne pas faire quelque chose qui porte atteinte à l’administration ; ne pas exprimer ses opinions personnelles ni utiliser des informations recueillies dans un cadre professionnel en dehors de ce cadre ». La salle de classe n’est donc pas une tribune où le professeur peut se permettre, par exemple, de commenter les choix du CA qui guident la conduite de l’établissement. En cas de désaccord ou en cas de soupçon d’illégalité relatif à une décision du CA, il faut utiliser les voies de recours prévues et ne pas se servir de son audience auprès du public (élèves, parents) pour créer un rapport de force.
De même, le professeur ne peut pas non plus tenir n’importe quel discours sur les contenus à enseigner. Jean-Paul Brighelli rapporte le propos d’une IGN qui rappelait que les épreuves de validation du CAPES avaient vocation à « écarter les fous à idées fixes ». On ne plaisante pas avec la connaissance universitaire.
En revanche, il n’est pas interdit de dénoncer une menace dont on a connaissance : personne ne peut reprocher à un enseignant de signaler au chef d’établissement un délit dont il a été le témoin, et nul ne peut blâmer la victime d’un délit qui souhaite aller porter plainte. Il est cependant vivement conseillé, ainsi que l’a rappelé Me Colmant, de « toujours passer par le chef d’établissement pour apprécier la gravité d’un fait et se faire accompagner, de préférence par un délégué syndical car il est protégé », et aussi – c’est essentiel – de se couvrir en consignant ses déclarations par écrit.
Enfin, comme tout fonctionnaire, le professeur est soumis à des obligations : entre autres, celle de rendre compte de son travail et d’être évalué sur celui-ci. À la question posée par l’assistance sur la possibilité de refuser une inspection, Me Colmant s’est montré clair : il n’est pas pertinent de se soustraire au contrôle du travail effectué. Le professeur doit rendre des comptes et s’il ne le fait pas il se met en tort.*
Réseaux sociaux, injure, diffamation et réponses juridiques
« Les réseaux sociaux ont un fonctionnement fasciste » assène Jean-Paul Brighelli. Et d’expliquer : « dès que quelqu’un dit quelque chose qui décoiffe, c’est interdit ». La censure sur les réseaux sociaux passe le plus souvent par l’invective, l’injure, quand le propos n’est pas tout bonnement supprimé. Pour le polémiste, ces réactions traduisent clairement le manque d’arguments. En effet, la capacité à entrer dans le débat et à défendre ses idées suppose au départ une bonne maîtrise du langage, ce qui n’est pas (ou plus ?) la chose la mieux partagée. Donc la confiscation de la parole, l’agression verbale, la tentative de discrédit sont autant de moyens utilisés par les faibles dès lors qu’ils craignent d’entrer dans le débat avec des personnes plus fortes qu’eux. Magalie Wagner, responsable départementale 67 pour le SNALC, a d’ailleurs évoqué l’exemple d’un syndicat particulièrement connu pour son goût du compromis, son habileté au maniement de la langue de bois et expert en politiquement correct, qui s’est offusqué du fait que l’on pouvait donner audience à M. Brighelli dans un colloque sur la liberté d’expression. Et par quels moyens ces drôles de zouaves ont-ils fait valoir leur point de vue ? Un simple propos sorti de son contexte et assorti de trois points de suspension a servi de preuve pour disqualifier notre invité ; l’invective et la raillerie ont tenu lieu d’arguments. Les coups restent bas et révèlent des mentalités de petites frappes. Rappelons quand même qu’au bout des claviers se trouvaient, de part et d’autre, des professeurs.
Évoquant une situation différente, Me Colmant s’est exprimé au sujet des photos prises à la dérobée par les élèves dans le cadre de la salle de cours. Les clichés de professeurs se retrouvent ensuite sur les réseaux et font l’objet de plaisanteries et de commentaires peu amènes. Peu importe le fait que les images s’effacent en quelques secondes ou soient retirées à moyen terme : la trace électronique existe, les copies d’écran ont été possibles même pendant un cours laps de temps. Comment se défendre ? Notre avocat ouvre une piste : « L’absence de consentement, l’impossibilité de maîtriser le cadrage et l’angle de prise de vue constituent des atteintes à la personne, qui se trouve de surcroît être un agent de l’État. » Il est donc possible de contre-attaquer juridiquement sur la base de l’atteinte à la personne dans le cadre de sa mission de service public.
L’action syndicale : oser dire et défendre
Les syndicats jouent le rôle de contre-pouvoir. Leur existence permet à ceux qui souhaitent s’exprimer de tenir le rôle de porte-paroles et de rendre audibles les malaises d’une profession. Ainsi que le rappelle Marie-Hélène Piquemal, la parole d’un représentant syndical est protégée par des droits : elle est donc plus libre que la parole isolée d’un individu qui s’exprimerait en son nom propre. Et à un moment où beaucoup se plaignent d’une parole qui serait empêchée, bloquée, on peut s’étonner du peu d’attrait que représente le syndicalisme – le vrai : celui qui défend les individus, qui protège les intérêts d’une profession, et surtout qui « ose », selon le mot de notre Vice-présidente : qui ose faire connaitre les difficultés du métier, qui ne craint pas d’être stigmatisé pour ses prises de position, qui n’est pas prêt à monnayer son avancement de carrière par une résignation muette, qui interpelle – parfois vivement – les cadres responsables de l’académie. Un syndicat comme le SNALC n’est pas aux ordres ; c’est une instance partenaire qui, en tant que telle, écoute, réfléchit, confronte les informations et se prononce – en toute indépendance.
* L’arrêt n°115443 du 19/11/1993 pris en Conseil d’État est très clair : on peut refuser l’inspection, mais c’est une faute professionnelle qui appelle une sanction administrative. De plus, l’évaluation des professeurs étant obligatoire, celle-ci peut s’effectuer sur la base du cahier de textes, sans la visite de l’inspecteur ; de fait elle n’est pas nécessairement à l’avantage du professeur qui a contesté.