Edito du SNALCTUALITES du 29 novembre 2020
Par Jean-Pierre GAVRILOVIĆ
Président du SNALC de l’académie de Strasbourg
Comme vous, j’ai été – et je suis encore pour longtemps – choqué. Révolté. Écœuré.
Après l’assassinat de Samuel Paty, vous êtes nombreux à nous avoir écrit pour témoigner votre tristesse, votre douleur, votre colère, votre indignation, votre effroi, votre désarroi…
Et puis le cours de la vie a repris, les cours aussi. Il y a eu la minute de silence – nous réclamons toujours un hommage décent de notre ministère. Il y a l’heure de débat. Il y aura la « journée nationale de la laïcité », décrétée en 2015, qui ne pourra confiner en une seule journée (le 9 décembre) une notion aussi fondamentale et intemporelle.
Alors, que pouvons-nous faire, à notre échelle, chacun à son niveau, si ce n’est poursuivre à notre manière le cours de Samuel Paty ?
Le SNALC – qui n’a que faire du politiquement correct – avait organisé un colloque sur la liberté d’expression (1). Il y était question justement de cela : de ce que l’on peut dire et de ce que l’on ne peut pas ou plus dire, au risque de s’attirer de (graves) ennuis. Un colloque avec des invités aux opinions pas toujours consensuelles, afin de lancer un vrai débat contradictoire. Après tout, il serait bien dommage de prétendre traiter de liberté en commençant par se censurer. Un peu comme quand on fait dire à Voltaire « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. ».
Mais vous savez, ici à Strasbourg et même partout ailleurs, il existe un très (très, très) grand écart entre les leçons que l’on donne et celles que l’on s’impose à soi-même. Surtout en termes de tolérance. Le danger ne vient pas toujours de la menace terroriste islamiste. Les premiers coups que nous avons reçus, nous organisateurs du SNALC de ce colloque sur la liberté d’expression, sont venus de nos collègues syndicalistes, de nos propres « camarades » (2) . Ils ont ainsi parfaitement démontré ce qu’étaient l’intolérance et le totalitarisme, ils ont démontré qu’en effet, en France au XXIe siècle, non, on n’a pas la liberté de s’exprimer sans subir une condamnation et parfois la damnation des cons.
Et les mêmes osent aujourd’hui nous déclamer la tirade émue de l’indignation, costumés d’hypocrisie et drapés de bonne morale… Ils se déversent et se répandent sur twitter en hashtags #résistance #République ! et bien entendu, comme il est d’usage et de bon ton, : ils « condamnent fermement ».
À MON TOUR DE CONDAMNER FERMEMENT
Je condamne ces grands parleurs, ces donneurs de leçons qui se vautrent sans cesse dans une complaisance aveugle – qu’ils appellent tolérance – face au visage haineux qui menace la République.
Je condamne aussi ceux qui circulent, décrètent et légifèrent (3) rue de Grenelle mais nous lâchent à la Roberstau ou place Kléber quand il s’agit d’interpréter et faire appliquer des règles attaquées de toutes parts. Qu’il est aisé de se décharger sur l’échelon local ! Qu’il est courant de faire porter à ceux qui sont en première ligne la responsabilité d’un arbitrage qui passe forcément pour de l’arbitraire ! Qu’il est lâche surtout de culpabiliser ceux qui se retrouvent ainsi exposés.
D’incidents en tragédies, nous avons tous entendu ces balles tirées sur les corps de collègues déjà à terre : « Mais qu’avait-elle fait pour provoquer la colère de cet élève au point qu’il l’insultât ? » ; « Quels autres problèmes personnels avait-il pour en arriver à se suicider sur son lieu de travail ? » ; « Que n’avez-vous pas respecté pour avoir contracté le virus au collège alors que toutes les mesures avaient été prises (dans la mesure du possible) ? »… Quelles limites à la liberté d’expression aurait franchies Samuel Paty, quelles lois aurait-il bafouées pour mériter la peine capitale ?
RÉTABLIR L’AUTORITÉ
Toutes ces questions ont en commun une attitude funeste, qui systématiquement questionne l’autorité du professeur, ou du fonctionnaire. Et donc la fragilise, contribue à son effritement. Un poison distillé trop souvent par ceux-là même qui sont censés être garants de son respect. Un poison qui finit par corrompre tout le système.
Il faut en finir avec l’angélisme et la complaisance à l’égard de ceux qui érigent des préceptes religieux au-dessus des lois de la République. L’école n’est pas un temple hermétique à l’abri des influences sociales. N’importe qui peut comprendre qu’un élève ne déposera pas ses croyances à l’entrée, et encore moins quand elles portent les revendications de « groupes activistes pro-religieux à l’œuvre dans les écoles pour tester les valeurs de la République » (Rapport Stasi, 2003).
Le mal dont souffre l’école aujourd’hui, c’est d’abord le mal qui ronge la société tout entière. On serait bien injuste d’attendre des personnels de l’Éducation nationale qu’ils enrayent dans leurs classes un virus qui consume le monde. Et je ne parle pas ici de situation sanitaire, quoiqu’assez comparable.
Le vivre ensemble dont on nous rebat les oreilles ne peut exister qu’avec l’acceptation par tous et partout des règles et valeurs communes, d’une identité collective, sans dérogation possible (4). L’autorité doit être forte là-dessus, intransigeante sur le respect des règles et des lois sur lesquelles reposent la liberté, l’égalité et la fraternité.
Il n’est pas acceptable que dans un établissement scolaire, on organise l’infraction à la loi et que cette infraction soit couverte voire encouragée par un rectorat. (5)
Seulement, voilà : quels risques sommes-nous prêts à courir pour rétablir fermement cette autorité ? pour défendre les lois ? pour garantir les libertés ?
À CHACUN DE « PRENDRE SES RESPONSABILITÉS »
Quitte à se mettre en danger, autant le faire tous et ensemble. Pas seulement quelques professeurs exigeants, cibles isolées comme l’a été Samuel Paty. Se mettre en danger tous ensemble, c’est d’abord et avant tout pouvoir compter sur l’indéfectible soutien de notre hiérarchie, de notre Institution. Sur la protection inconditionnelle de nos enseignants et de nos fonctionnaires à qui l’on demande trop souvent de porter seuls, d’enseigner seuls, de défendre seuls et simplement armés de mots les valeurs d’une République que des monstres sanguinaires sont déterminés à détruire à coups de couteaux, d’armes à feu et de camions béliers.
Nous sommes tous porte-étendards de ces valeurs. N’oublions pas que « les professeurs qui enseignent la laïcité », c’est-à-dire tous les professeurs, et même au-delà tous les personnels de l’Éducation nationale (6) , ont fait l’objet d’une fatwa et d’un appel au meurtre au lendemain des attentats de 2015.
Revenons quelques années en arrière. Le SNALC n’a pas oublié. Nous avions réagi et alerté en des termes tranchés et explicites ; nous avions déjà réclamé la protection des personnels (7) et demandé à être reçus dans les plus brefs délais pour trouver urgemment les moyens de protéger l’école et ses personnels menacés. La réponse ministérielle (8) fut alors en-dessous de tout ce que l’on peut imaginer et témoignait déjà de sa considération à l’égard des ressources humaines qu’elle avait en (indi)gestion.
Il revient à chacun de « prendre ses responsabilités ». Je cite cette expression, chère et récurrente aux lèvres de notre actuel ministre. Dans les grands moments de l’Histoire, la formule est courante. L’amiral Nelson y avait eu recours pour galvaniser sa flotte lors de la bataille de Trafalgar : « England expects that every man will do his duty » (« L’Angleterre attend de chacun qu’il fasse son devoir »). À ce détail près : la bataille avait été remportée avec l’engagement total de l’amirauté. Nelson y est resté. Mais sa victoire continue d’être enseignée.
Il est plus que temps de réagir : notre République vit un lent naufrage, notre École prend l’eau de toutes parts et les agents s’épuisent à écoper et colmater des brèches çà et là avec les moyens du bord. L’avarie tourne parfois au drame quand le commandement est abandonné à l’arbitrage d’un Schettino local. Nos dirigeants doivent enfin nous entendre, et plus que cela : ils doivent nous écouter. Ils doivent enfin cesser de discourir et se défausser, ils doivent prendre à leur tour leurs responsabilités, s’engager avec courage et honnêteté dans ce combat historique, au risque sinon de devenir les z’héros de l’Histoire.
Alain Bombard, Monique (à droite) et sa soeur Colette (au centre), 1967
(1) Compte-rendu du colloque sur la liberté d’expression
(2) Lire l’article Sgen of thrones, mais aussi ces tracts produits par nos camarades de la FSU et SUD
(3) Circulaire FP du 15 mars 2017, Circulaire n° 2013-144 du 6-9-2013, Article L111-1 du Code de l’Éducation modifié par la loi n° 2019-791 du 26 juillet 2019, ou encore le fameux Article 1 de la loi Blanquer sur l’école de la confiance, interprété comme la volonté du ministre d’empêcher l’expression des enseignants dont on exige « engagement et exemplarité ».
(4) À l’image d’un code de la route, garantissant à chacun de pouvoir circuler librement sans porter atteinte à l’autre : https://www.snalc.fr/national/article/2122/
(5) Cf. réponse de la DRH (§.4) faisant prévaloir le règlement intérieur de l’établissement sur la Loi, pour justifier l’autorisation du voile islamique dans l’établissement. Voir aussi article du Figaro.
(6) Charte de la Laïcité : « 10. Il appartient à tous les personnels de transmettre aux élèves le sens et la valeur de la laïcité, ainsi que des autres principes fondamentaux de la République. »
(7) Communiqué de presse du SNALC du 7 décembre 2015 : L’école républicaine et ses professeurs menacés de mort
(8) Réponse du ministère à notre demande : « Les contraintes de l’agenda [de Mme la ministre] ne lui permettent pas de vous recevoir »
Edito du SNALCTUALITES n°20 – novembre 2020