Plume passe sa main dans ses cheveux, fixe l’écran de son ordinateur, son esprit s’évade. Cet entretien, ces mots lui reviennent, si longtemps après.
« Nous avions convenu de nous retrouver, ce matin, pour échanger au sujet de mon projet professionnel. Je m’interrogeais sur mon avenir dans ce ministère. Je voulais qu’il m’en dise plus sur son métier qui m’intimidait, m’effrayait, m’interrogeait.
Il me propose de rejoindre la table qui se situe dans son bureau, à plus de cinq mètres de ce dernier et de m’y installer. Ici, il est l’Intendant de cet établissement. Le pouvoir se mesure en m², me confie-t-il, son bureau est plus grand que celui du boss, s’amuse-t-il. Il n’y a que le chef pour croire que son bureau est plus grand que le mien, continue-t-il. La longue généalogie de ceux qui occupèrent ce poste, avant lui, s’ingéniaient à donner à chacun des patrons successifs des plans redessinés, poursuit-il en souriant. Il ferme la porte pour éviter que des oreilles indiscrètes surprennent notre échange. Il n’y a pas que les murs qui ont des oreilles, les couloirs aussi, affirme-il.
Il lui décrit rapidement l’environnement dans lequel évoluent ses collègues, non comptables publics, ils sont placés sous l’autorité du chef d’établissement, chef de droit divin, Dieu, pour ce qui est du droit, ce n’est pas divin, plaisante-t-il. Généralement, il est accompagné de Sa Verticalité, son adjoint pédagogique, autrement appelé chef d’établissement adjoint, intimement persuadé d’être le chef. De sa fonction il n’a retenu que le premier mot, il en a oublié le second, ironise-t-il. Pour les établissements richement dotés en personnel de direction, il apparaît un autre personnage, lui aussi chef d’établissement adjoint, parfois dans l’ombre du premier, parfois pratiquant une forme de concours, non déclaré, pour avoir la prééminence auprès de Dieu, avec en point de mire des objectifs pas franchement clairs, même pour lui, complète-t-il. Il faudrait beaucoup de malchance pour réunir ces portraits en un même lieu, statistiquement, c’est impossible, ajoute-t-il, malicieusement. »
Plume revisite son passé, quitter son poste d’enseignante lui avait coûté, sa rencontre avec cet être plein de bonhommie et d’empathie, lui redonnait foi en l’avenir. Être là pour l’élève, autrement.
Plume se remémore son année de formation, ce stage de quelques semaines qu’elle avait réussi à décrocher auprès de ce même bonhomme. Les retrouvailles avaient été chaleureuses. Il lui avait permis de le suivre dans toutes ses missions, dans toutes ses rencontres institutionnelles. Il lui avait montré comment réaliser les projets des enseignants, comment affronter les collectivités territoriales, les services académiques, comment construire un lobbying efficace, comment manager les équipes placées sous sa responsabilité, comment tout tenir, et surtout, comment entretenir l’entraide et la solidarité entre collègues.
Plume repense à ses longs debriefs où la rigueur l’emportait et l’humour avait toujours le dernier mot sans oublier les devises : « Il est urgent d’attendre », « Au centre, est l’élève », « Le parent est un partenaire », « Nous exerçons des métiers de solitaires », « De la nuance, de la rondeur », « Pas de prise de décision au doigt mouillé, chez nous », etc.
Plume se souvient de cette porte, toujours ouverte, ce bureau accueillant où tout un chacun était reçu, entendu, pouvait développer son projet, son idée, voire la tester.
Plume se recoiffe machinalement, un bruit la fait revenir dans son quotidien. Le chef d’établissement entre dans le bureau, semble être excédé d’avoir dû se déplacer jusque-là, marmonne quelques mots et s’en retourne vers d’autres horizons, toujours grommelant.
Plume se concentre sur l’application ouverte sur son écran, l’enjeu est de trouver un nouveau point de chute.
Plume évoque son parcours professionnel, à la sortie de sa formation, un premier poste puis un peu plus tard, une promotion, puis encore plus tard un poste plus important et enfin ce poste-ci pour lequel elle a une tendresse particulière, c’est le poste de ce vieux bonhomme qui lui mit le pied à l’étrier, il y a si longtemps.
Plume est victime de la malédiction où les trois portraits sont réunis au même endroit, les statistiques, même improbables se vérifient, satanée loi de Murphy.
